Hier soir,

j’ai mordu dans un piano

Essai poétique sur la réception du son (et du silence)

Hier soir, j’ai mordu dans un piano — je voulais voir ce que ça faisait, de mordre dans le bois d’un piano. Depuis que je sais que Thomas Edison l’a fait pour enfin réussir à entendre la finesse d’une mélodie, je n’ai cessé de l’imaginer. Pour cela, il me fallait bien sûr un piano. Mon amoureux en possède un. Il arrive que je pleure lorsqu’il m’en joue. Je me vois : mordre le piano en pleurant d’émotion. Hier, donc, je lui ai demandé de m’en jouer. Je lui ai d’abord raconté l’histoire d’Edison, puis mon désir de rejouer la scène. L’image est forte, obsédante. Aussi, j’ai fini par croire que la seule manière de m’en défaire était d’en faire le reenactment. Mais je ne me suis défaite de rien; simplement, un transfert s’est opéré : en échange de l’obsédante image, j’ai incorporé le son obsédant. Enregistré en mon corps.

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Entendre avec les muscles de la mâchoire ne ressemble à rien. Le son est avalé, ingéré. Alors que, pour la vision, le résidu d’une image flotte de loin en loin derrière l’œil, pour l’ouïe, ce qu’il reste d’un son capté autrement que par l’oreille seule s’étale dans tout le corps. Entrant en contact avec le conduit auditif exactement au même moment qu’avec le dispositif musculaire de la mâchoire, le son se réunifie à nouveau en se prolongeant dans les chairs, les tissus, les nerfs, les organes et le sang du corps entier, comme en une caisse de résonance molle. Recevoir un son avec le corps est une expérience tout aussi spécifiquement auditive que totalement physique. Le son se mêle au corps, les substances se rencontrent, puis se mélangent. Le corps assimile la matière sonore, construit quelque chose avec.

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Entendre avec le corps fait de l’écoute une expérience physique de construction mentale. Étendu sur la surface des sons  — comme dans le Sonic Bed de Kaffe Matthews — ou encore inséré presque entièrement dans l’espace d’émission sonore — à la manière du Klangkapsel, une capsule sonore créée par Satoshi Morita —, il s’agit de recevoir le son comme un traitement psychophysiologique liant l’oreille à l’épiderme et, inversement, liant l’oreille aux vaisseaux sanguins, au cœur, à la mémoire. On entend et dans ce travail d’entendre sont convoqués de loin en loin les expériences qui ont fait les souvenirs et les souvenirs qui se sont faits eux-mêmes, dans leur propre redite, chaque fois semblables et différents, altérés par l’air immiscé dans les trous de mémoire. Entendre est un événement filtré par les éléments résiduels qui font nos mémoires.

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Le presque rien d’audible convoque également les images, les contraignant au passage, les incurvant. Il les délave à l’acide, fait des trouées à travers. Alors qu’on croirait le silence capable de réduire l’aspérité des choses perçues, il amplifie plutôt les sons satellites-stalactites en suspension tout autour. Les sens, privés de repères, tant sonores que lumineux ou tactiles — comme le propose la pièce Just Noticeable Difference de Chris Salter, véritable antichambre où les sens se trouvent privés de tous stimuli — , vont commencer à percevoir ce qui nous est généralement imperceptible, comme les mouvements et les sons internes de notre corps. Non seulement ils seront perçus, mais ils seront également amplifiés — pour certains, ces expériences sont à la limite du supportable. On voudrait crier et puis non, on se mordrait les lèvres.

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Quelques minutes dans une chambre anéchoïque, où la réverbération est étouffée, figure parmi ce type d’expériences où crier se perd — la chambre sourde n’entend pas, et ne laisse rien sortir au dehors. Dans cet espace singulier, le silence prend une valeur matérielle. Il épaissit l’air. Les sons immobilisés meurent rapidement, alors que le cœur cadence en déraison. Dans certains silences se trouvent parfois des infrasons logés en nous à notre insu, dans la cage thoracique souvent — le torso-caisson contient alors ce qui échappe à l’ouïe. Cœurs, caissons, qui dans la chambre, contenus contenants captifs. Il faudra ressortir et aller dans le silence vivant. Le silence dans lequel il y a des êtres qui se meuvent et des choses qui se détériorent. Où les murs s’effritent dans notre sommeil. Où le piano s’use en silence, au contact de l’air, la nuit.

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Nathalie Bachand
Mai 2013

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À Julien