Oiseau


Thorax


Ascenseur

 

J’ai écouté ma mémoire. Des mots ont surgi en arborescence : oiseau, thorax, ascenseur avec pour dénominateur commun cage : on observe une cage d’oiseaux, on ressent les mouvements de sa cage thoracique ou l’on s’engouffre dans une cage d’ascenseur. Or, lorsqu’écrit avec une majuscule, ce terme-liant  nous renvoie à la pensée et aux œuvres d’un grand artiste sonore : Cage. John Cage!

J’ai sondé cette mémoire. Elle a fait renaître certains souvenirs audiovisuels ou acoustiques : l'écoute de chants d’oiseaux, les bruits de la respiration du corps humain ou de la cale d’un navire et le son de l’élévation, entendu dans un ascenseur ou suggéré par une sculpture immatérielle. Du plus loin que je me rappelle, cette mémoire-mots est chronologiquement nomade — avec les vingt ans d’Avatar pour repère — et géographique. Elle devient alors oreille nomade et me conduit vers des lieux comme Amos, Baie-Saint-Paul, Shawinigan, La Havane, Venise et, évidemment, Québec.

Voici donc les trois mots : oiseau, thorax et ascenseur.


Oiseau


Il y a de cela huit ans, en 2005, je déambulais dans le Mail Saint-Roch, qui couvrait à l'époque la rue Saint-Joseph, tentant de débusquer les expositions et les autres installations de la Manif d’art qui y étaient présentées. Au passage d’une cafétéria publique, j’entendis des chants d’oiseaux  — mais sans voir aucun de ces
derniers — qui s'infiltraient dans ma pensée tout en y semant l'incertitude. Je découvris que ces chants composaient l'œuvre Percer le jour de Caroline Gagné, un dispositif sonore discret qui se constituait de ces petits cris de volatiles que l'on entend à l'aube ainsi que des piaillements de spécimens en cage qui égayent l'aire domestique. Puis, durant l'équipée d'artistes de Québec à Cuba pour Habanart, en 2008, j'ai pu contempler L’Occupant, une autre installation de Gagné en appelant à cet imaginaire aérien. Elle se déployait près d'une grande porte-fenêtre entrouverte laissant entrer des chants ensoleillés.

À l’automne de 2007, j’entrais dans un des immenses bâtiments désaffectés de la Cité de l’énergie, à Shawinigan, où le Musée des beaux-arts du Canada présentait de grandes expositions estivales, prenant la relève du Festival de théâtre de rue (1997-2006). Je me trouvais situé entre deux impressionnantes volières aux cages faites de filets. Chacune d’elles était remplie d’étourneaux sansonnets, provenant d'endroits différents : les uns du Québec et les autres, de l’Ontario. Le problème belge, l'un des grands pôles proposés par l’exposition de l’artiste invité, Carsten Höller, s’appuyait sur l’histoire de l’introduction de quatre-vingts de ces oiseaux dans Central Park, à New York, introduction ayant été effectuée en 1890 par Eugene Schieffelin, un riche manufacturier. Celle-ci avait engendré une prolifération, massive et inattendue, d'étourneaux sur le continent. Puisque les sansonnets ont cette faculté de reproduire les bruits de leur environnement ainsi que ceux générés par les humains en un chant au registre étendu et parce que les deux groupes d’oiseaux présentés par l'œuvre d'Höller s’imitaient, qui plus est, je fus soudain, au contact de cette dernière, happé par un métissage de sons fabuleux, dédoublant les réalités et les dynamiques linguistiques du Québec, de l'Ontario (français/anglais) comme de la Belgique (français/flamand).


Thorax

Notre cage thoracique suit le rythme de nos inspirations et de nos expirations et nous entendons ce mouvement vital incessant. Ça nous entraîne dans l’écoute intérieure, dans la méditation et dans la concentration, tout comme l'ont fait pour moi les confidences d’un photographe-performeur que j’avais invité à Identités et remplacements, le 24e symposium international d'art contemporain de
Baie-Saint-Paul, en 2006 ainsi qu'une performance d'un jeune artiste polonais exécutée au centre Le Lieu, à Québec, le 6 avril 2013. Ces confidences et cette proposition ont mis mes oreilles en état d’entendement de l’instant liminal, qui se manifeste dans l’art performance. Ce moment liminal qui se situe au niveau du seuil de perception, juste avant, et qui est tout juste perceptible, cet instant propre à bien de ces actes-pour-l’art que sont le corps-matériau, le corps-geste et le corps-son, c’est celui de la respiration. L’artiste « entend » sa concentration, même brève. Avant de passer à l’action, la cage thoracique inspire et expire. Nous connaissons ça. C’est avec le photographe acadien Mathieu Léger que j’échangeai ces réflexions.

Me voici maintenant au Lieu, le centre d’art actuel de Québec, pour assister à Fais où tu es, pratiques contextuelles polonaises. Le plus jeune des performeurs invités, Przemyslaw Branas, s’amène avec un oiseau mort dans sa main. Pendant qu’un texte est lu en trois langues par des membres de l’assistance, l’artiste crispe son thorax, absorbe le vent des pages du manuel qu’il tient entre ses mains, agite ses bras en vain. Ce faisant, Branas rend visible la pensée entendue de Joseph Beuys — pour qui l’humain peut apprendre des animaux, tel l’oiseau apprend du vent comment voler. Il faudra de la patience. Pourtant, dans le flipbook qu’exhibe le performeur, on croit entendre les battements d’ailes de l’oiseau dessiné.

Les humains, comme les oiseaux, volent. Les bateaux, eux, respirent-ils comme les baleines? Pour le philosophe Michel Foucault, le bateau « vit par lui-même ». Ses ponts, cabines, cales et soutes recèlent bruits, craquements, grincements et ronrons des machines. Substituant l’acier aux os, sa charpente flottante ondule, bouge. J’ai écouté, j’ai vibré et éprouvé cette sensation au contact de Cargo, une œuvre de Caroline Gagné présentée, entre autres, dans le cadre de Sonoptique pour la douzième édition du Mois Multi, à Québec, en 2011. Stylisant minimalement les sons prélevés pour en poétiser l’écoute comme par le biais d'une expérience intime, l’installation immersive de l'artiste recomposait la traversée qu'elle avait faite sur l’océan Atlantique, de Charlestown à Anvers, à bord de l’immense MSC ILONA avec sa lourde cargaison de conteneurs.


Ascenseur

Le vol dans les airs, l’élévation contre la gravité, l’ascension dans les cieux fascinent la pensée mimétique (être des oiseaux), mythologique (l’oiseau-tonnerre amérindien, l’Icare gréco-romain, les anges chrétiens), spirituelle (s’approcher de Dieu, aller au paradis), mais aussi scientifique (gonflables, fusées, avions, vaisseaux spatiaux) et technicienne (les tours, gratte-ciels, ascenseurs). Ce constat m’est d’abord venu au contact de la sculpture Ascension d’Anish Kapoor, une œuvre que j'ai pu contempler à Illuminazione, la 54e biennale de Venise, en 2011. Ce dispositif in situ, exécuté de main de maître, m’avait frappé par sa capacité quintessentielle à rendre visible « ce qui unit la terre et le ciel », à susciter l’idée d’élévation immatérielle, spirituelle. S'accordant totalement avec la nature du lieu de culte où il était présenté, un ingénieux mécanisme de succion propulsait verticalement une spectaculaire colonne de fumée dans le dôme de la monumentale basilique San Giorgio. « Dans mon travail, ce qui est et ce qui paraît être se confondent très souvent. Dans Ascension, ce qui m’intéresse, c’est l’idée de l’immatérialité qui devient objet, de la fumée qui devient colonne. Ascension signifie croissance, mouvement vers le haut, évolution spirituelle, mais également physique et matérielle », écrivait l’artiste dans le fascicule présentant l’exposition.

En 2008, La Symphonie des carabines de Renée Gagnon était diffusée comme excavation sonore d’Avatar dans l’ascenseur du complexe Méduse. En prenant récemment cet ascenseur pour m’élever jusqu'aux locaux d’Avatar, d’autres réflexions portant sur les formes de l’écoute me vinrent : j’ai eu une pensée pour les grandes oies de retour, ces oiseaux qui arrivent dans le ciel et que les carabines des hommes abattent; j’ai imaginé l’école — qui compte quelquefois des victimes d’assauts malheureux comme en témoignent souvent les actualités —, semblable à un thorax qui respire à travers l’enseignement des arts, à preuve cette classe d’initiation à l’art audio, donnée par Mériol Lehmann à l’école secondaire Joseph-François-Perrault, qui avait grandement capté l’oreille de mon gars Louis, né, comme Avatar, en 1993! Finalement, j'ai songé à tous ces défilements que l’on opère d’un doigt, de haut en bas, devant l’écran d’ordinateur — comme le fait l’ascenseur — lorsqu'en consultant les archives d’Avatar, j'ai trouvé des noms, ceux d'amis, d'artistes : Pierre-André Arcand, Diane Landry, Jocelyn Robert, Alain-Martin Richard, Boris Firquet, James Partaik, Émile Morin, Fabrice Montal, par exemple. 

Cage

Reprenant la célèbre formule extraite des films à succès qui mettent en scène l’agent secret britannique 007 depuis cinquante ans — quand on lui demande son nom, le fameux espion  répond par une inversion : « Bond, James Bond » — et l’appliquant au titre de ce texte célébrant les vingt ans d’existence d'Avatar, j’ai tenté ici de mettre en évidence l’importance que prend la trame audio dans l’ensemble de l’« indiscipline » actuelle des pratiques artistiques. L’art est « in » : interdisciplinaire, intergénérationnel, international, interrelationnel, interactif et intermédiatique, certes. Il ouvre sur la méditation, sur la réflexion et est action. C’est d'ailleurs ce que l’on découvre en revisitant des maîtres, penseurs et artistes tels que celui qui fit du silence la condition de tous les sons : Cage. John Cage!

 

Guy Sioui Durand
Tsie8ei
8enho8en
Sociologue et critique d’art
Commissaire indépendant